LES TRIBUNES DE LA NEWSLETTER


TRIBUNE - Pierre Veltz


Agir petit, mais agir !

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Spécialiste des territoires et des mutations du travail, sujets auxquels il a dédié sa carrière de chercheur, Pierre Veltz est ingénieur (X-Ponts), économiste et sociologue. De cette pluralité d’approches est née une pensée originale qu’il a élaborée au fil de ses nombreux articles et ouvrages, mais aussi d’une riche expérience de terrain – direction de l’école des Ponts, de l’IHEDATE, de l’établissement public Paris-Saclay.  

Il vient d’intégrer le Conseil d’Administration des Chemins du Faire.


Depuis quelques années, je suis frappé du contraste de plus en plus marqué entre la morosité de la scène nationale – le Covid n’arrange rien – et la vitalité des territoires, où fleurissent toutes sortes d’initiatives, plutôt joyeuses. Comme s’il y avait deux France, l’une qui parle et s‘écoute parler dans les médias nationaux et l’autre qui crée et innove - sans oublier de râler pour autant - au creux des campagnes et des villes, grandes et petites.

On voit monter un nouveau localisme, porté notamment par la génération des « millenials », assez différent du localisme plutôt patrimonial et nostalgique de leurs aînés. Tout se passe comme si nos concitoyens, en nombre croissant, et à tous les niveaux d’éducation, lassés d’attendre que l’État et les collectivités publiques prennent vraiment au sérieux les grandes questions – climat, biodiversité, inégalités - décidaient de prendre leurs affaires en main. Agir petit, mais agir. Et pour agir, se construire des « clairières », selon la jolie expression de Rüdiger Safranski (Quelle dose de mondialisation l’homme peut-il supporter ?, Actes Sud) afin d’échapper un moment à la jungle des flux et des réseaux.

La proximité, ainsi, devient une valeur en soi. Acheter local, nous disent les gens de la distribution, est plus important qu’acheter bio. L’équation « écologie égale proche et court » s’impose comme une évidence. Techniquement, on pourrait discuter, mais ce n’est pas le sujet ! Car mon sentiment est qu’à travers cette célébration du local se profile une mutation culturelle profonde, que je lis comme une sorte de révolte contre l’abstraction. 

Ce dont beaucoup de jeunes, y compris une partie des « premiers de la classe », ne veulent plus, c’est la course compétitive au sein de vastes bureaucraties ou chaînes d’activités, publiques ou privées, où chacun n’est qu’un maillon, sans véritable impact sur le processus d’ensemble. Et ce qui nous perturbe tous, c’est de vivre dans un monde d’objets et de réseaux qu’on ne comprend plus, c’est-à-dire qu’on ne sait plus réparer. Retrouver de la maîtrise, de l’autonomie, au sens de la puissance d’action, rétablir du sens, renouer des communautés de travail et de vie chaleureuses : tels sont les enjeux de fond. Et c’est de là aussi que procède le formidable retour d’appétit pour le « faire », l’envie de voir le résultat concret de son activité, qu’elle soit manuelle ou non, la volonté de retrouver des jobs qu’on puisse expliquer à ses enfants (ma définition du « métier »). 


Saluons donc comme il se doit le retour de l’homo faber !

Pierre Veltz

Bibliographie 

L’Economie désirable. Sortir du monde thermo-fossile, La République des idées, Seuil (à paraître en janvier 2021)

La France des territoires. Défis et promesses, Editions de L’Aube, 2019

Mondialisation, villes et territoires : une économie d’archipel, Puf, 2014 (première édition 1996)

La société hyper-industrielle, La république des idées, Seuil, 2017


TRIBUNE - Céline Curiol


Trouver les mots pour restaurer les liens

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Titulaire d’un diplôme d’ingénieur (ENSTA ParisTech), Céline Curiol bifurque dès 25 ans vers le journalisme, puis l’écriture de fiction qu’elle pratique en tant que romancière et enseigne en ateliers d’écriture. Elle fait partie des membres fondateurs de l’association Les Chemins du Faire et animera à Mirmande un atelier dédié à la description.

De nos jours, la fluidité est perçue comme la clé du confort. Les flux doivent carburer à plein régime, pulser à haut débit afin de permettre ces « déplacements immobiles » dont nous avons fait notre ambition. Cette circulation sans peine est devenue le gage de notre liberté et le moteur de nos économies. Mais voilà qu’une épidémie force au ralentissement. En imposant le port du masque, la Covid-19 nous contraint à prêter attention à ce que nous respirons, à la qualité de cet environnement que nous avons trop longtemps crue négligeable.         

La négligence comme l’exclusion passent par le hors-champ, sensoriel mais aussi linguistique.  À force de n’être plus nommés, ou de façon trop lâche, des pans de réalité glissent vers un territoire d’ombre et de silence, effacés de la conscience des humains. Échappant à l’exploration et à la connaissance, ce territoire n’a plus vocation à être préservé ou défendu. 

Depuis deux siècles, la fulgurance des progrès techniques et technologiques a mis à l’écart la part dite « naturelle » de notre environnement. Au nom d’un confort protecteur, nous nous sommes coupés de la Nature. Comment savoir le nom d’un arbre ou d’un oiseau si nous sommes indifférents à ce qui le distingue des autres arbres, des autres oiseaux ? Nos langues les ignorent et nos yeux les oublient. De même, la dévalorisation des professions manuelles a placé leurs si riches terminologies hors d’atteinte et, ce faisant, dissimulé leurs miracles.           

Si toute réparation est lutte contre la dislocation - de l’objet, de l’âme, du système -, elle nécessite le renforcement des liens, physiques, sociaux, cognitifs… C’est aux liens que tisse la langue qu’est sensible l’écrivain.  « Réparer » la Nature, c’est-à-dire protéger sa variété et sa complexité, peut et doit passer par la langue. Par la réappropriation de vocabulaires merveilleux et délaissés, par le redéploiement de notre habileté à décrire. Ainsi que l’on pratique la méditation, « pratiquer la description », comme je le propose dans des ateliers d’écriture, permet de renouer avec son milieu d’une façon vibrante et solidaire. Et de l’attention restaurée naît le désir de prendre soin. 

Céline Curiol

Bibliographie

Voix sans issue, Actes Sud, 2005

Permission, Actes Sud, 2007

Exil intermédiaire, Actes Sud, 2009

Les Vieux ne pleurent jamais, Actes Sud, 2016

Les Lois de l’ascension, Actes Sud (à paraître en janvier 2021).


TRIBUNE - Denis Cheissoux


Monde de quoi ?…d’après ?! 

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Denis Cheissoux, producteur sur France Inter, a créé "CO2 mon amour", émission réalisée dans sa première version en 1988. Aujourd’hui ce magazine de nature et d’environnement "qui empêche de réchauffer, de polluer, de penser en rond, de relier l’Homme à la nature"...enfin qui essaie. Il est aussi le producteur de l’émission "L’as-tu lu mon p’tit loup ?", consacrée à l’actualité des livres pour la jeunesse. Les deux ont un point commun, elles parlent d’avenir... 

Denis Cheissoux animera la remise des prix du Concours des Fairiades et la rencontre-débat qui suivra le vendredi 28 mai 2021.

Les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité

et ne voient la nécessité que dans la crise.

Jean Monet

Vous avez vu comment j’ai mis le bazar ? Mes autres copains virus m’ont même décerné une médaille. D’autres ont fait plus de dégâts humains…mais heureusement, faute de masques et de tests, on vous a enfermés à clé chez vous. En revanche, je suis devenu Docteur honoris causa d’économie décroissante. Là respect, je suis le premier qui vous a aidé à réduire autant la voilure, à calmer vos certitudes économiques.

La nature éternue, les humains toussent, ça énerve les surhommes qui se croient au-dessus.

De ce nouveau virus, on ne connait pas bien les coutumes et les us. « Stop, lâchez-moi l’écaille, arrêtez de me braconner, de me finir en soupe, j’y suis pour rien ! » gueula le pangolin. « Nous non plus ! » dirent la civette et la chauve-souris.

Eh oui, comme souvent, vous tronçonnez, me faites sortir du bois et hop je viens me coller à vous. La vie se purge comme une cocotte-minute en convoquant les cyclones d’un côté et les virus du diable de l’autre. Quelle est la part du feu, la part de l’erreur ? La bourse ou la vie ? L’enfer c’est les autres ? Et moi et moi est-ce déjà mon heure ? Films catastrophes ? On aime se faire peur ? La science-fiction a tout dit. La réalité nous comble, la vie est plus forte que le cinéma. Le métier d’humain c’est vivre et survivre en acceptant les peines, en acceptant les joies.

Le climat, la biodiversité, substrat premier de nos vies, on les glisse sous le paillasson à la sortie ? Monde de quoi ? … d’après ?! Doit-on revenir au même ? Et remettre une pièce à consommer et jouir des milliards dans la machine à détruire ?

Le virus écoutait et se disait : Si au moins après ce choc, vous vous mettez à agir enfin collectivement, je n’aurai pas perdu mon temps. Vous pouvez encore le faire.

Denis Cheissoux


TRIBUNE-Monique Legrand


LA PROMESSE DU VIDE

Monique Legrand

Monique Legrand est agrégée de lettres classiques et Inspectrice de lettres honoraire. Très investie dans l’enseignement des Langues et Cultures de l’Antiquité, elle s’est également engagée avec passion dans l’accompagnement de l’éducation prioritaire et la scolarisation des élèves allophones. Ancienne élève d’un lycée expérimental accordant au travail manuel et au sport une place égale à celle des disciplines classiques, elle a gardé de cette expérience marquante la conviction qu’il n’est pas de pensée sans « faire » ni de « faire » sans pensée. Elle promeut une pédagogie se plaçant « du point de vue de l’élève » et un dialogue entre toutes les disciplines.

Membre du conseil d’administration des Chemins du Faire, Monique Legrand animera un atelier d’écriture pour les jeunes lors du Festival des Vocations.

La pandémie de Covid-19, ai-je souvent lu et entendu dire, a provoqué un chaos dans notre société. Dans le langage commun, le chaos est associé au désordre ; mais le mot originel grec χάος désigne l’espace immense et vide qui existait avant l’origine des choses. Ce vide, constaté dans les lieux si fourmillants des écoles et des collèges, a bousculé d’un coup les habitudes et montré avec évidence un désordre installé depuis assez longtemps.

Oui, des élèves ont disparu. Oui, certains ont échappé au CP sans savoir lire et on n’a pas su les retrouver. Oui, l’on a essayé en vain de contacter ceux qui étaient « en délicatesse » avec le système éducatif, et des étudiants mêmes ont souffert de conditions précaires, de manque de matériel informatique adéquat.

Mais, au cours de ce confinement, il est aussi arrivé un petit miracle. Choisissant de fractionner les effectifs, certains professeurs de collèges ont mis en place, grâce à l’outil informatique, ce qui pourrait être assimilé à des cours particuliers, luxe que jamais aucun de ces élèves n’avait pu connaître. Du coup, un déclic a pu se produire : l’élève s’est senti enfin regardé, et le dialogue a pu se rétablir - ou s’établir, parfois pour la première fois. « Enseigner, disait Aristophane, c’est allumer une étincelle » dans le regard. Cette promesse du regard est un gage de réconciliation : réconcilier les élèves avec l’école, mais pas seulement.

Car l’épreuve de la pandémie a aussi rebattu les cartes de la reconnaissance des rôles dans la société, imposant le respect à l’égard de tous ceux qui, pendant ce confinement, sont restés au service des autres. J’y vois pour ma part l’injonction à passer à un enseignement global, alliant tous les savoir-faire. Il est temps de réconcilier l’école avec la vie. De repenser ces quatre années de collège au terme desquelles on constate la première vague des échecs de l’orientation. Il est temps que l’orientation, cessant d’être subie, devienne, dans la myriade des possibles, un chemin pour découvrir ses talents propres. 

Comment réaliser une telle utopie pédagogique ?

Nous venons d’en faire l’expérience, il nous faut repenser l’espace et le temps. Le numérique pédagogique a montré qu’il était possible de scinder le groupe classe et de moduler la notion de présence par un téléenseignement ciblé, consenti et préparé. A côté des matières traditionnelles, offrons la palette la plus complète d’activités sportives et un choix d’ateliers, afin que les élèves retrouvent le contact avec la réalité du monde. Comment, sinon en façonnant par soi-même la matière, connaître ses possibilités et faire l’expérience de l’intelligence de la main ? L’enseignement à distance est devenu une modalité structurelle qui permet d’offrir enfin une réponse globale. Quel choc intellectuel ! Ne passons pas à côté…

Monique Legrand


TRIBUNE-Etienne Klein


REPAREr au plus pressé

Etienne Klein

Etienne Klein


Étienne Klein est physicien philosophe des sciences. Passeur par vocation, il consacre son temps et son énergie à créer des passerelles : entre la science et la philosophie, la science et la société… Ainsi est-il l’auteur de nombreux livres de vulgarisation scientifique, d’essais sur des notions à la fois physiques et philosophiques – le temps, le vide -, et de biographies de physiciens mettant en lumière le lien caché entre l’homme et son œuvre. Directeur de recherches au CEA, il est également enseignant à l’Ecole CentraleSupélec et producteur de l’émission La Conversation scientifique sur France Culture. Membre du Conseil d’administration de l’Association Les Chemins du Faire, il animera deux tables rondes au Festival des Vocations.

Prendre en réparation le monde, par

fragments, comme il nous vient.

Francis Ponge


Faisons un petit exercice de mémoire : qu’est-ce qui nous occupait il y a encore quelques mois ? J’ai le souvenir que nous faisions joujou avec le spectre de l’effondrement, voire avec la fin du monde, quand nous ne nous disloquions pas en une sorte d’immobilité trépidante. Nous courions « sur un tapis roulant les yeux bandés, après le scoop du jour », comme l’a écrit Régis Debray. Nous ne parlions en effet que du présent, commentant à l’infini le moindre fait divers, comme si le futur s’était absenté de nos représentations, comme si l’urgence avait partout répudié l’avenir comme promesse. Le monde de demain était laissé en jachère projective. Or, que constatons-nous depuis que le petit coronavirus a fait bifurquer le destin planétaire ? Certes, nous demeurons concentrés sur le très court terme, occupés à chercher la manière la plus efficace de gérer les terribles crises sanitaire et économique qui se développent. Mais dans le même temps, chacun d’entre nous se sent invité - et même porté par la force des choses - à réinvestir l’idée de futur.

Ainsi, en seulement quelques semaines, par un effet paradoxal de la catastrophe en cours, la flèche du temps s’est comme renversée : alors même que de multiples effondrements sont en cours, l’idée qu’il y aura demain un monde a remplacé l’idée de fin du monde !

Nul ne sait ce que sera ce monde de demain, mais chacun sent bien que nous allons devoir y réparer beaucoup de choses : celles qui étaient déjà distordues dans le monde d’avant, bien sûr, mais aussi toutes celles, sans doute plus urgentes, que la crise actuelle aura abîmées, dévoyées, cassées.

La tâche promet d’être immense, d’autant qu’elle se déploiera tous azimuts. Il n’y aura pas trop d’un Festival pour en parler, et même s’y atteler.

Etienne Klein


Bibliographie

Je ne suis pas médecin, mais…, « Tracts de Crise » Gallimard, 2020.

Ce qui est sans être tout à fait. Essai sur le vide, Actes Sud, 2019.

Matière à contredire, Éditions de l’Observatoire, 2018.

Le Pays qu’habitait Albert Einstein, Actes Sud, 2016.

Le Facteur temps ne sonne jamais deux fois, « Champs » Flammarion, 2016.